Un aller
sans retour
Un aller sans retour
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Samedi 19 février
Sous le coup de l’accélération, la plaque de glace se décroche du toit et valse sur le ballast. Elle se brise en mille morceaux, comme un miroir de conte de fées.
Le train redouble d’efforts en quittant la gare de Belfort. Il traîne sa carcasse dans le paysage, hurlant des crissements de ferraille. La forêt, interdite, retient son souffle à son passage ; elle ne fera jamais que tolérer la présence de cette ligne droite agressive filant à travers ses ramures ; une flèche noire qui contrarie sa nature.
À bord, en seconde, un homme s’est assis côté fenêtre. Au travers de son reflet sur la vitre, il aperçoit vaguement, au loin, la neige, qui a déposé une meringue croquante sur la campagne. Une boursouflure qui cache les formes et gomme les reliefs. La gare de Danjoutin est amorphe, couverte de poudreuse ; elle a enfilé un jogging blanc pour passer l’hiver avachie sur le canapé devant la télé.
L’homme semble usé. Il a posé son front contre la fenêtre glacée du train, comme pour calmer une fièvre. Lorsqu’un autre express croise la rame et frôle son métal, la secousse est si forte que le convoi sursaute. Mais le voyageur, lui, ne bouge pas.
Le TER gravit des pentes légères, épouse les courbes du relief, file à travers champs. S’il approche d’une rivière, l’air se charge de brume et des gouttelettes coulent le long des vitres, dessinant des larmes horizontales sur les joues du passager. Celui-ci ne regarde plus dehors, indifférent ; il y a longtemps qu’il sait à quoi ressemble février. Le givre borde la fenêtre d’un cadre de glace, mais l’homme connaît le tableau, toujours le même : une eau-forte en clair-obscur, si sombre qu’elle le fait douter que, lorsqu’il tombe, le jour ne revienne jamais. « Et puis, un jour de plus, pour quoi faire ? » soupire le flic.
Il sait que l’hiver est le complice de la solitude et des chasseurs.
Ancien lieutenant de la Police Judiciaire, Franck Blérot est parti à 52 ans, avec en guise de retraite 50% d’un salaire déjà pas mirobolant. Il est resté dans la réserve civile : la police peut le rappeler à tout moment. Mais elle ne l’appelle jamais. Maintenant qu’il tutoie la soixantaine, il aspire au calme et à l’apaisement, mais sa pension est trop maigre pour assurer ne serait-ce que l’ordinaire : les traites de l’appartement – acheté sur le tard – la bouffe, les croquettes de Valium, et de temps en temps une bonne bouteille de pinard… S’il veut garder la tête hors de l’eau, il est obligé de se rendre en Suisse pour choper des petits boulots. Son statut d’ancien flic lui ouvre des portes dans le monde de la sécurité, mais il faut se déplacer, prendre le train. C’est ainsi que, bien que pensionné, il partage la vie de milliers de travailleurs frontaliers.
L’âme aussi embrumée que le paysage qui défile, Blérot se prépare à sa mission. Le plus difficile n’est pas de faire le planton dans le froid pendant des heures ou de fouiller les spectateurs d’un concert ou d’un match de hockey ; le plus dur, c’est de supporter ses collègues d’un soir. Entre les agents de sécurité suisses passionnés de cross-fit qui portent des tee-shirts trois fois trop petits pour exposer leurs muscles gonflés à la prot’ et les renégats obèses de la sécurité civile française qui s’empiffrent de saucisses – comme si le cholestérol avait le pouvoir de faire passer le temps plus vite – et qui viennent faire un peu d’oseille de l’autre côté de la frontière, il se sent paumé. Le seul point commun entre les français et les suisses, les autochtones biens balancés et les gros frouzes, c’est qu’ils se moquent de son nom de famille. Blérot = Blaireau. Sans compter les maîtres-chiens défoncés à la schnouf, aussi nerveux que leur clébard. Franck préfère les chats. Entre félins, on se comprend. Il a appelé le sien Valium, souvenir d’une époque où les médocs remplissaient les placards de la cuisine de son appartement. Le front toujours au frais contre la vitre, il révise ses saillies.
« Tiens, voilà le blaireau ! Ça va, gros blaireau ?
— Ça va, fils de pute. Je viens de cotiser à « connards sans frontière », tu devrais pas tarder à recevoir une aide
humanitaire pour changer de cerveau. »
Les moqueries allaient déjà bon train au commissariat, à Belfort, mais c’était de bonne guerre, car alors, chacun des équipiers avait un surnom. On utilisait ces totems en service, affectant de croire qu’éviter d’employer leurs vrais patronymes les protégeaient de la saleté du boulot de flic. La raillerie comme gilet pare-balles. Blérot a bien conscience qu’aujourd’hui, la nature des quolibets a changé : il sent clairement ses soixante années tout juste passées peser dans la balance de l’irrespect en sa faveur. Des deux côtés de la vitre du train, c’est le crépuscule.
Sevenans, pas de halte. Les poteaux défilent le long de la voie, pieux enfoncés dans la poitrine de la terre. Son existence professionnelle est passée beaucoup trop vite, Blérot n’a pas eu le temps de faire son trou. La PJ départementale de Belfort ne lui a jamais offert la grosse affaire qui lui aurait permis de briller. À part la routine, un peu de stups, un peu de bastons d’ivrognes, un peu de cambriole et l’affaire de la bijouterie, que dalle… Il a passé des centaines heures d’ennui en planque, guettant le flagrant délit, à supporter les relents de transpiration de ses collègues et à boire du café thermos dégueulasse. Une fois de temps en temps, son équipe montait au feu, mais c’était chaque fois trop court, une ou deux minutes, tout au plus, et la plupart du temps, « l’équipe » en question se résumait à deux lieutenants. La sécheresse des fusillades du réel n’a rien à voir avec ce qui se joue dans les films ou ce qu’on peut lire dans les romans policiers ; elles laissent un arrière-goût d’inachevé, une frustration terrible. Comme celle de partir à la retraite avant d’être nommé capitaine. Comme celle d’établir le constat que, pendant longtemps, son boulot a agi comme un métronome, imposant à sa vie son morne tempo.
Franck remâche sa carrière comme une gomme amère, dans le train, à la caisse du supermarché, chez son médecin, dans son petit appartement belfortin.
Nul ne peut deviner que le petit balcon et la façade rose fanée de l’immeuble situé rue du Comte de la Suze abrite un propriétaire tourmenté par les fantômes et le passé. Heureusement que Belfort semble elle aussi à la retraite, endormie, un peu aigrie, tournée vers une ancienne version d’elle-même. Chaque soir, Franck s’endort avec la cité du lion dès que survient la nuit, soulagé de revenir à l’oubli.
Belfort – Montbéliard TGV. Blérot change de train. Il n’y a descendre de la rame et choper la correspondance sur la voie d’en face. Juste le temps d’adresser un signe de la main à Adolphe, un pensionnaire du pôle gérontologique Claude Pompidou qui se promène à la gare, quelles que soient l’heure et la saison. Franck a passé un coup de fil aux collègues. Son sujet, quelques semaines auparavant, s’étonnant de voir un vieillard faire les cent pas dans le vent glacial de l’espace intermodal, mais on l’avait rassuré : Adolphe était coutumier du fait, et le personnel de l’EHPAD, au courant. Le seul plaisir de leur résident était de déambuler sur les quais et de regarder partir les trains. Sans doute pour marcher et garder la forme. Ou pour s’habituer doucement à l’idée du grand départ.
Le retraité rend son salut à Franck, et le flic se demande si le vieux le prend pour un pensionnaire de la maison de retraite, comme lui.
Si les connards de la sécu l’appellent blaireau, les anciens collègues de Franck le considèrent aujourd’hui plutôt comme un lion. À cause de la ride verticale qui lui barre le front, juste entre la broussaille de ses deux sourcils, à cause de sa tignasse, aussi, qui a blanchi d’un coup après le décès de Maryline, et à cause de son esprit de résistance, qui s’est révélé lors du braquage de la bijouterie Cupillard.
Maryline était entrée dans l’existence du lion par effraction, alors qu’il s’acheminait tranquillement vers une vie rangée de vieux garçon. Au commissariat de Belfort, il avait pris sa plainte après qu’on l’avait cambriolée ; les casseurs avaient laissé la maison entièrement vide, nettoyée de son mobilier, mais « ce n’était pas bien grave, au contraire. Il y a trop de souvenirs là-dedans que je suis contente de voir partir », avait confié la plaignante. Un mariage raté, des enfants indifférents, partis faire leur vie en Alsace, une grosse télévision qui ne débitait que des conneries, comme son ex-mari, un vélo d’appartement qui n’avait jamais vraiment servi. Elle portait plainte pour les assurances, mais elle voyait surtout dans cette mésaventure l’opportunité de repartir de zéro. Le flic et la victime avaient poursuivi la discussion autour d’un demi aux Marronniers, place d’Armes, laissant la déontologie au vestiaire, bien cachée entre une arme de service et une bouteille d’amer bière, et puis dans l’appartement de Franck, dans l’immeuble rose au-dessus de la bijouterie, et puis au lit, car, comme l’avait chuchoté Franck à l’oreille de Maryline : « À notre âge, il est important de se maintenir en bonne condition physique. Alors je me dévoue, maintenant que tu n’as plus de vélo d’appartement. » Elle avait dormi là, et n’était plus jamais repartie.
La vie de Maryline tenait dans un sac de voyage. Elle avait investi quelques étagères dans l’armoire de la chambre, mis de la couleur dans l’appartement, un peu de relief dans la vie rectiligne de Franck. À cette époque bénie, il s’était parfois surpris à siffloter, tranquillement, sous le coup du bonheur. Les quelques fois où Franck avait siffloté dans sa vie n’étaient pas nombreuses : il y avait eu le jour de l’obtention de son permis de conduire, qui signifiait tout à la fois liberté, autonomie, vacances et gonzesses ; le jour où il avait mis une torgnole à son sergent, pendant son service militaire au 516 de Toul ; et, donc, le jour où il s’était rendu compte que quelqu’un l’attendait à la maison, et que ce quelqu’un était Maryline. Ce jour-là, il avait même vu Belfort en technicolor, remarquant les façades badigeonnées de cendre bleu, de rose Sologne ou de vert de Colmar. Jamais il ne s’était dit que derrière ces ravalements de façades se cachait Jean-Pierre Chevènement et son opération Colorissimo, qui visait à battre en brèche la grisaille chronique de la ville ; non, il n’y avait qu’un seul peintre en bâtiment qui vaille aux yeux de Franck, et il portait le prénom d’une célèbre actrice américaine.
Il avait fini par descendre en sifflotant les trois étages qui séparaient ce qui était désormais leur appartement de la bijouterie Cupillard pour acheter une bague de fiançailles. Sa chanson avait été interrompue par le premier impact de balle qui avait instantanément étoilé le verre de la vitrine. Avant la seconde détonation, il avait déjà plongé à terre, tâtant l’emplacement de son holster pour s’assurer de la présence de son arme. Elle n’était pas là. De toute façon, il n’aurait pas eu le temps de dégainer, les braqueurs étaient dans la place. Il sentit une semelle claquer contre sa colonne vertébrale, et l’écraser à terre jusqu’à chasser tout l’air de ses poumons. Les bandits parlaient un mauvais français, avec un fort accent allemand. Ils gueulaient aux clients présents de se coucher au sol. D’après les voix, Franck avait compté trois hommes et une femme. Plus un chauffeur, qui devait probablement attendre quelque part en embuscade. Autant dire que, seul et désarmé, il n’avait aucune chance. Et pourtant.
Il avait senti soudain un sentiment de colère froide le prendre à la gorge, quelque chose qui relevait de l’injustice. Pour une fois qu’il avait l’occasion de siffloter, il n’allait pas se laisser emmerder. Il avait pensé à Maryline, trois étages plus haut, qui attendait son retour, et se dit qu’il avait envie de la retrouver. Maintenant, pas quand les braqueurs l’auraient décidé. Se redressant tant bien que mal sur les coudes, il avait tenté un coup de poker : « Je suis flic. »
La bande qui ratissait les présentoirs pour faire tomber les bijoux dans des sacs avait suspendu ses mouvements. Blérot vérifia qu’ils étaient bien quatre. Il avait vu juste. « Je suis flic, mais je ne suis pas en service, avait-il poursuivi en se relevant complètement. En revanche, je connais le dispositif de sécurité de la bijouterie, c’est moi qui l’ai installé. Votre coup de feu dans la vitrine a déclenché une alarme, directement reliée au service secours. À cette heure, il y a une équipe en service au commissariat, elle devrait être sur place dans trois, quatre minutes maximum. »
Le patron, Monsieur Cupillard, s’était demandé à quoi jouait le flic. Était-il leur complice ? Voulait-il le devenir, négocier une partie du butin ? Mais il avait compris le piège en voyant les allemands commencer à se barricader. Ils s’étaient servi des présentoirs à bijoux comme de boucliers en les plaçant derrière les vitrines, balançant les diam’s et les Rolex par terre ; marrant comme la valeur des objets peut changer quand on a la mort aux trousses. On avait entendu les sirènes de police résonner. Au lieu de s’envoler, les délinquants avaient construit leur propre geôle, et Blérot avait gagné son pari.
L’équipe de la PJ avait garé la bagnole en travers de la rue marchande, face à la bijouterie, et les collègues s’étaient extraits du véhicule par l’arrière pour rester derrière la voiture et se protéger des tirs teutons. Désormais, les deux bandes se faisaient face, arme au poing. La tension planta ses griffes dans le cœur de la situation. On était en état de siège. Statu quo. Belfort Alamo.
Le temps s’était allongé. Personne n’avait rien osé tenter.
Côté flics, on s’était demandé si on devait appeler les cow-boys de Besançon à l’aide. Mais cela voulait dire co-saisine, et affaire partagée ; il y en avait marre de se faire piquer les lauriers par les grands frères.
Côté gangsters, on s’était regardé en chien de faïence. Les bijoux étaient restés à terre ; les voyants d’alerte des malfrats étaient tout entiers tournés vers la fuite et la survie.
« Il faut vous rendre. »
Après une heure de siège, Franck avait tenté de raisonner la bande, mais le chef, le plus petit et le plus nerveux des braqueurs, l’avait pris par le cou et avait pointé le canon de son flingue sur sa tempe. « Halt den Mund ! Wenn du nicht die Klappe hältst, bringe ich dich um ! » Si Franck avait été bon en allemand à l’école, il aurait certainement passé d’autres concours que celui de la police. Mais quand le petit hargneux l’avait poussé vers la sortie, toujours bien planqué derrière lui, Blérot avait compris la manœuvre. Un otage comme passeport pour la fuite, négociation courte et hop, direction le bercail.
Une fois à l’air libre, il avait entendu Verdier chuchoter derrière la bagnole de service : « Qu’est-ce qu’il fout là le lion ?! » Machinalement, Franck avait levé la tête vers la façade saumon de l’immeuble, et le balcon du troisième ; aucun mouvement. Maryline devait faire du sport, casque vissé sur les oreilles et musique à fond. Le cerbère qui le tenait en joue l’agaçait, il lui tordait le bras et lui niquait la tempe. Alors il avait entamé les négociations. Il avait lancé aux flics : « Il faut les laisser partir. »
Chuchotements.
« Tu ne peux pas nous demander ça, le lion ! On peut les taper, tu le sais très bien. Ils n’ont pas l’air de parler français. On va compter jusqu’à trois, et tu te jetteras au sol.
— C’est beaucoup trop risqué, Merdier, tu le sais. »
Verdier avait été rebaptisé Merdier, occurrence à celui dans lequel il s’obstinait continuellement à se fourrer. Franck entendit la radio grésiller et Verdier appeler des renforts. « Merdier, écoute-moi ! Tu parles allemand ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre, le lion ? Tu crois c’est le moment de faire la conversation ?
— Réponds-moi, Merdier, c’est tout ce que je te demande.
— Je me débrouille, oui, ma femme est du Sundgau.
— Alors dis au nerveux qui me broie le coude de passer un coup de fil à son chauffeur. Qu’ils se barrent ou qu’ils me buttent,
mais qu’on en finisse.
— HALT DEN MUND, POLIZEISCHWEIN !”
Le chef des fritz était sur le point de craquer. Blérot avait encore dit : « T’inquiète pas pour moi, va, Merdier. Ma vie a été savoureuse. »
Une seconde de silence. Et puis Verdier avait compris. Il avait craché quelques ordres dans la radio, fermement, puis avait affranchi ses collègues planqués avec lui, et enfin balancé bien fort à l’attention du gang des kaisers : « Wir lassen dich gehen ! Rufen Sie Ihren Fahrer an. Sie haben drei Minuten, danach werden wir unsere Waffen einsetzen![1]
Franck avait senti le contact du flingue sur sa tempe encore longtemps après que les braqueurs avaient été partis. Ils s‘étaient enfuis sans butin, et furent interpellés par une patrouille sur le rond-point de l’avenue de la République, juste avant de s’engager sur l’A36 ; c’était l‘itinéraire le plus rapide pour regagner l’Allemagne. À cet endroit, l’autoroute longeait la Savoureuse, sous-affluent du Rhône.
L’ensemble de l’opération avait duré 104 minutes exactement. 104 minutes pendant lesquelles le lion avait soutenu le siège prussien. L’affaire n’avait pas eu d’écho médiatique. Pas de mort, pas de butin, affaire classée, c’est à peine si on l’avait remercié. Lorsqu’il était revenu trois étages plus haut, à l’appartement, il avait trouvé Maryline en nage, épuisée par sa séance de cardio, les mains sur les genoux et les joues rougies par l’effort. « Tu as trouvé ton bonheur ? lui avait-elle demandé.
— Je l’ai trouvé il y a un petit moment, déjà, il m’a été amené au commissariat par des cambrioleurs. »
Et puis ils étaient allés se doucher.
[1] « On vous laisse partir ! Appelez votre chauffeur. Vous avez trois minutes. Après, nous ferons usage de nos armes ! »
Finalement les fiançailles avaient été célébrées sans bague ni cérémonie ; dans leur cas, un mariage de cœur avait suffi. Il dura deux ans, juste le temps de fêter les noces de crabe. Franck avait alors 52 ans, Maryline dix de moins – mais seulement quelques mois à vivre selon l’oncologue. Le lion avait pris sa retraite pour s’occuper de la malade. Chimio, radio, allers-retours à l’hosto, il avait tout encaissé à ses côtés. Jusqu’au dernier jour.
À la mort de Maryline, Blérot avait sollicité Monsieur Cupillard pour acheter son appartement. Le bijoutier propriétaire de l’immeuble ne pouvait rien refuser au lion de Belfort. Pas après le braquage des allemands.
Franck s’était laissé vieillir, cheveux blancs, cicatrices à vif et petite retraite. La ride qui barrait son front, signe de préoccupation, ne le quittait plus jamais. Qu’il s’agisse de son appartement ou de son histoire d’amour, Franck n’en finirait jamais de payer sa dette.
Le jour où il avait enfin trouvé le courage de descendre les trois étages de l’immeuble pour balancer les wagons de médocs de Maryline à la poubelle, il était remonté avec un chat, qui zonait par là. Un gros matou plein de puces qu’il avait appelé Valium. Ils s’étaient bien trouvés, ces deux-là, sauvages et sans colliers.
La passerelle qui chevauche les quais de la gare de Delle ressemble au tranchant d’une hache planté dans la glace. Une violence grillagée qui donne des airs de prisonniers aux voyageurs qui l’empruntent. Mais presque personne ne profite de la promenade ; les frontaliers préfèrent la bagnole. Alors que le train de Blérot ralentit en passant sous la plateforme, une seule âme entreprend de la traverser, provoquant l’envol d’une nuée d’oiseaux qui écrit des points de suspension dans le ciel sombre, prolongeant le silence du paysage. La nuit tombe. La sonnerie du train annonce le verrouillage des portes. Franck ferme les yeux.
Lorsqu’il va bosser en Suisse, l’ancien lieutenant trompe son ennui avec un petit jeu. Un truc de flic à l’ancienne, genre Sherlock Holmes. En l’occurrence, il s’agit de faire semblant de dormir et d’essayer de deviner qui est l’individu qui vient de monter dans la rame. Comme ça, juste au pif et à l’oreille.
Le train repart de Delle. Le voyageur a embarqué au tout dernier moment, sur le bip bip de la portière qui coulisse, laissant entrer un peu du froid de l’hiver avec lui ; une forte odeur de tabac, aussi, Franck l’a sentie. Raclement de gorge. C’est un homme. Le genre qui tire sur sa cibiche jusqu’au tout dernier moment, profitant de la moindre seconde de plaisir avant de plonger dans la contrainte, et puis recrache la dernière bouffée de fumée dans le tortillard. Delle. Dernière ville française avant le Jura Suisse et l’Ajoie. 17h30. Facile. Probablement habillé d’une tenue fluo, jaune ou orange, avec des chaussures de sécurité, c’est un ouvrier frontalier français qui va prendre son poste de nuit.
Franck Blérot ouvre les yeux. Bingo.
Quelques kilomètres plus loin, le train passe la frontière dans l’indifférence générale ; rien dans le paysage ne signale qu’on a changé de pays, la nuit d’hiver couvre tout le plateau du même linceul de dépit.
À hauteur de Buix, Franck jette un œil au clapier de Willy. Il est passé de nombreuses fois devant ce bloc HLM pour lapidés, construit dans l’alignement du quai, s’interrogeant sur l’origine de ces cages – lui qui pensait que regarder passer les trains était l’apanage des bovins – avant de décider de descendre à cet arrêt pour enquêter.
Il avait fait la rencontre de Willy, un monteur de voies à la retraite à qui les CFF louaient le bâtiment de la gare. Le brave élevait des lapins pour les vendre. « Et vous leur donnez des noms ? l’avait interrogé le lion
— Surtout pas ! Je vais pas commencer à m’attacher si c’est pour les tuer après ! »
Maryline était apparue fugacement dans les pensées du lion, qui avait accepté de partager un café avec l’ancien cheminot. Depuis, de temps à autre, en se rendant au boulot, Franck prend le train précédent et s’arrête pour bavarder, ou acheter un lapin, pour le cuisiner : « Combien elles coûtent tes bestioles, Willy ?
— Oh ben, le prix, c’est comme tu veux ! 30 ou 35 francs, ça va. Tiens, ben tu ramènes 40 et puis on sera bon ! » Une
négociation à la suisse.
Ce soir, tout est éteint chez le cuniculteur. Il doit être au café du village en train de boire l’apéro. Il a sûrement commandé un verre de vin de l’Ajoie, même s’il déteste ça. « Le vin d’ici n’est pas bon », c’est lui qui le dit. « Alors pourquoi vous le buvez, par chauvinisme ? s’était intéressé Franck.
— Oui, mais pas que. On en boit surtout beaucoup pour oublier qu’il n’est pas bon. »
Un peu avant l’arrêt à Courtemaîche, Blérot ferme à nouveau les yeux. Un passager monte à bord. Qui passe devant le flic mais ne s’arrête pas. Parfum fruité, quelque chose de bon marché, adolescent ; de la musique qui s’échappe d’un casque, une merde vocodée ; les pieds qui traînent. Vendredi. 17h38. Facile. Une lycéenne qui part en soirée, à Porren ou à Delémont.
Elle descend à Porrentruy.
Encore gagné.
À Courgenay, même joueur joue encore. Mais celui ou celle qui se hisse dans le train le fait cette fois-ci avec difficulté. Le voyageur semble avoir toute les peines du monde à atteindre les sièges, sur la plateforme, ses poumons sifflent un drôle d’air vicié. Un vieux, ou une vieille. Qui s’affale sur le fauteuil en face du lion. Il est tenté d’ouvrir les yeux, au cas où la personne aurait besoin d’aide, mais il se ravise, car la respiration de la bête semble se calmer. Oui, c’est ça, la crise s’atténue, jusqu’à ce que le souffle ne soit plus qu’un feulement. Franck se demande si le mystérieux passager porte un animal en cage, car le son de gargouillis qui suit n’est pas humain. Et puis la voix synthétique du train avertit les usagers de l’arrivée prochaine en gare de Saint-Ursanne ; c’est là que Blérot descend. Le silence qui suit l’annonce le trouble : plus aucun son, aucun souffle. Alors le lion lance son pari : c’est une vieille dame avec un chat sur les genoux ; les deux se sont endormi.
Il ouvre les yeux.
Il n’est pas loin de la bonne réponse, mais il s’interroge tout de même gravement sur les particularités de la scène qu’il découvre et qu’il n’avait pas pressentis : petit un, la dame est morte, bouche édentée ouverte et respiration coupée. Et autour de ce trou noir, petit deux, la peau ridée de la morte est bleue. Pas maquillée, attention, bleue pour de vrai. Sa pigmentation entière a pris une couleur myrtille écrasée, virant sur le bleuet.
Lorsque les portes du train s’ouvrent à Saint-Ursanne, les voyageurs qui patientent sur le quai découvrent le cadavre et Franck Blérot, assis face à face. L’ancien flic a les yeux bien ouverts, et il n’a pas besoin de parier pour être certain d’être dans la merde jusqu’à la trachée.